CHANSONS EN BRETON SUR FEUILLES VOLANTES Notes sur " Ar Minor " Par Serge Nicolas Existe-t-il une chanson plus célèbre, pour qui connaît le monde du Kan ha diskan, que " Ar Minor " (lorphelin) ? Il y a, certes, " ar Serjant Major ", partie inaliénable du répertoire de Basse-Cornouaille. " Ar Minor " peut être considéré comme un exemple du " répertoire commun " utilisé par les chanteurs quand, pour une raison ou pour une autre, ils ont besoin de trouver avec leur " compère " un texte à mettre sur un air de danse sans trop de difficulté. " Ar Minor ". Cette chanson est présente dans la tradition chantée actuelle, du Trégor à la Basse - Cornouaille, du pays " fañch " au " fisel " ; et au point quil nest pas excessif de dire quil est rare dassister à un fest-noz, du moins un fest-noz " traditionnel " avec sonneurs et chanteurs, sans entendre au moins une fois " Ar Minor ". Or, cette chanson est présente sur une feuille volante datée de 1903. Cela incite à aller plus loin dans létude de ce texte. Dautres chansons voyagent ainsi dun pays à lautre, adaptées suivant lusage. Il ny a guère que le pays Vannetais, qui pour des raisons de langue et de répertoire de danse, reste à lécart et développe son répertoire propre, tout à fait honorable dailleurs, et parfaitement adapté à son terroir.
Le titre
Notons tout dabord que le titre exact de la chanson na rien à voir avec le " Minor " ou " orphelin " annoncé. Le titre est composite, dirions-nous, et beaucoup plus long que cela :
" chanson composet a nevez var sujet eun den yaouank ag e vam ag e beder mestrez er bloavez mil nao chant tri "
(chanson composée nouvellement au sujet dun jeune homme et (de) sa mère et (de) ses quatre maîtresses dans lannée 1903).
Il est probable que ce titre bref, " Ar Minor ", a été donné après coup, et nest quune espèce de raccourci, daide-mémoire pour les chanteurs, lemployant ainsi entre compères plutôt que dutiliser ce " titre à rallonges ". Cest dailleurs encore ainsi que cela se pratique.
En quoi le titre est-il composite ? Dans le fait quil constitue un bref résumé de la chanson, qui sera vue un peu plus en détail plus bas, et quil reflète deux parties dans la chanson, dune part lhistoire dun jeune homme et de sa mère, puis celle de ses quatre maîtresses.
Il ny a pas de " timbre ", cest à dire dindication de lair à chanter, si ce nest le banal " Var eun ton nevez " (sur un air nouveau).
Lauteur
Les choses sont ici claires, dans cette littérature populaire, décrite souvent comme collective ou anonyme. Le nom de lauteur apparaît deux fois : une fois dans la chanson, une fois à la fin en signature. Il sagit de Jean Louis Guyader, né en 1857 dans le Trégor maritime à Plestin les Grèves près de Toul an Héry, cest à dire près de la limite Côtes dArmor Finistère, mort en 1925 à Plufur.
Comment déceler si Jean Louis Guyader fut ou non lauteur de " Ar Minor " ? Une indication dans la chanson plaide pour le caractère autobiographique, donc pour le fait que J.L. Guyader en soit lauteur, cest le couplet suivant :
Med, dan oad a drivech bloaz, m oa bet eun aksidant neus beuzed ma chalon en eur mor a dourmant (mais, à lâge de dix-huit ans, jeus un accident qui a noyé mon cur dans une mer de tourments) Ce qui est gênant, cest que ce couplet ne figure que dans la version traditionnelle, chantée, et non sur la feuille volante. Il décrit cependant bien la vie de J.L. Guyader telle quelle est citée dans louvrage de L. Raoul ; victime dun accident et forcé de quitter le travail à la ferme pour toutes sortes de métiers (cf. couplets 37 à 43 de la feuille volante). Cest une première différence entre la feuille volante et la version actuelle de " Ar Minor ".
La chanson
Elle est répertoriée dans le Catalogue de Joseph Ollivier sous le numéro 366. Ollivier a bien noté quil sagit de couplets de deux vers de 13 pieds, notés sur deux lignes, et non de quatrains. La notation en distiques de 13 pieds confirme ladaptation parfaite de ce texte au chant à danser, et en particulier au " Kan ha Diskan ".
Cette chanson ne présente quune version recensée dans Ollivier. Lédition nest pas indiquée, les marges ayant vraisemblablement été coupées (Ollivier, p. 84). La note " J " à la fin de la notice dOllivier signifie que cette version provient de la collection Jaffrenou-Taldir à Carhaix. Son absence dans les collectes des grandes villes (collections de Brest, de Rennes, de Quimper, etc.) est une autre preuve a silencio de la faible diffusion de la feuille. Ceci gêne nettement lexploitation des données liées à la marque déditeur. Heureusement que le nom de lauteur et une date sont présents dans la chanson. La date figure également dans le titre, " 1903 ", ceci permet de résoudre un problème fréquemment posé, celui de lancienneté et de la plus ou moins grande diffusion dune chanson, et nous donne un point de repère pour sa diffusion actuelle.
La question est donc vite résolue, puisque le fait quil ny ait quune version recensée prouve que la " vogue " actuelle de cette chanson est toute récente, et quelle ne concerne pas la fin du XIXe ni le début du XXe siècle.
La chanson étant datée de 1903, il sagit donc dune " chanson de circonstance " collectée et imprimée au début du siècle dernier (eh oui ! le XXe siècle est déjà le " siècle dernier ", il faudra nous y faire !). Il sagit donc dune chanson non rééditée, peu diffusée à léchelle de la Basse Bretagne, à lépoque du moins.
Peut-on maintenant aller plus loin et en dire plus, sans trop de prétention ? Je pense que oui, si on analyse la chanson, et si on sait comment procèdent les chanteurs et comment procédaient les compositeurs et imprimeurs de lépoque.
En clair, que Jean Louis Guyader soit ou non auteur de " Ar Minor ", cela change peu de chose : il est tout simplement probable que cette chanson, à lépoque, courait la campagne ; et quà un moment donné il a eu lenvie de la faire mettre sur feuille volante destinée à être vendue, façon pour les chanteurs traditionnels de lépoque de mettre du beurre dans leurs pommes de terre.
La chanson se présente comme une mosaïque, une sorte de " pot-pourri " de diverses chansons : on peut au moins en dénombrer quatre. Il est possible de faire, avec une sorte de plaisir, de réjouissance intérieure, une espèce danalyse géologique des différentes " strates " de chansons qui se sont déposées dans la mémoire du chanteur, et qui sont ressorties telles quelles, parce quainsi était son répertoire et sa mémoire, et de cette façon elles ont ainsi été fixées sur la feuille volante. Cétait sans doute " sa version " de la chanson, et quil avait plaisir à interpréter ainsi.
Lémotion de retrouver, à cent ans de distance, le fonctionnement de cette mémoire traditionnelle a quelque chose démouvant. Peut-être faut-il y voir une des raisons du succès non démenti de sa chanson depuis cent ans, comme si les chanteurs sentaient le côté familier, commun au sens noble, de ce texte ?
" Ar Minor " et la tradition orale
La chanson est donc bien présente dans la tradition chantée actuelle. Le texte de la chanson, outre la feuille volante montrée ci-après, est présent dans le répertoire chanté et également sur un petit livret de textes des chanteuses appelées " fiselezed Groñvel " (les chanteuses de Fisel de Glomel).
Il est à noter que dans ce petit livret, les couplets nappartenant pas effectivement au thème de la chanson sur " lorphelin " ne figurent pas. Les " couches " successives déposées dans la mémoire du chanteur et qui avaient été notées puis imprimées comme un premier jet ont été éliminées, vraisemblablement pour épurer le texte et restituer un déroulement unique, linéaire, de lhistoire de lorphelin ; les autres restes de chanson venant là comme pièces rapportées un peu trop visibles.
Le déroulement de la chanson est danalyse aisée. On note ainsi, sur les 55 couplets de la chanson en tout : du couplet 1 au couplet 43, ce qui est déjà une bonne partie de la chanson, le " Minor " proprement dit.
Suivent deux couplets, le premier commençant par " Oajet meus Bretagn " (jai voyagé en Bretagne ) qui est le couplet de début dune autre chanson traditionnelle, connue sous le titre " Ar Gomer ".
Le 2e couplet est dégradé, non reconnaissable, et sert de transition avec les deux couplets suivants, autobiographiques, où il parle de sa naissance " près de Toul ar Hiry " et dit que son domicile fixe est à Tréduder, à mi-chemin entre Plestin et Saint Michel en Grèves. Du couplet 50 au 54 on trouve ensuite un " résumé " dune autre chanson, " chanson ar peder Vestrez " (la chanson des quatre maîtresses), plus ancienne et dont le nombre de versions est plus étendu, les éditions de Morlaix (imprimerie Lédan) peuvent remonter avant 1850, tandis que le tirage à Lannion (imprimerie Le Goffic) va jusquen 1873. Il est logique de penser que cette chanson devait être fort répandue et que par suite J.L. Guyader incorpore sans façon dans sa chanson ce quil lui en restait en mémoire. Le couplet 55, pour ne pas être en reste, est un souvenir dune autre chanson connue sous le titre " Ar Choz Paotr Yaouank Koz " (le vieux garçon).
Conclusion
Il était intéressant de montrer et de comparer ici le cheminement dune chanson, depuis la version initiale livrée par lauteur ou le " compilateur " à limprimerie, avec lintégration déchos de chansons diverses, plus anciennes, confrontées à une version plus récente, où les réminiscences autres ont été éliminées au profit dune version plus condensée, plus uniforme. Ce processus reste néanmoins naturel et parfaitement intégré, et la meilleure preuve en est du maintien de ce texte, à cent ans de distance, dans la tradition actuelle.
Bibliographie
- Joseph Ollivier Catalogue bibliographique de la chanson populaire bretonne sur feuille volante, Quimper, édition Le Goaziou, 1942
-Lucien Raoul Geriadur ar Skrivagnerien ha yezhourien, Al liamm, 1992