CHANSONS EN BRETON SUR FEUILLES VOLANTES

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La chanson sur le tueur de bergers


A propos du cheminement de l'information depuis le fait divers jusqu'aux feuilles volantes,

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Par Serge NICOLAS

Le 31 décembre 1898, à l'aube, Joseph Vacher, qui est en cellule à la prison de Bourg en Bresse, est réveillé et, suivant l'usage, le directeur de la prison lui donne lecture du refus de son recours en grâce. Quelques moments plus tard, devant un grand concours de public, le condamné est guillotiné sur la place du Champ de Mars.
Il avait été reconnu coupable de meurtres avec préméditation. L'affaire, qui avait fait grand bruit partout en France, faisait état de quatorze meurtres avérés, sur un total de vingt-sept environ qui lui étaient reprochés. Finalement, ne seront retenus que onze meurtres qui vaudront à l'inculpé, devant la cour d'Assises, sa condamnation à mort ; son irresponsabilité mentale ayant été écartée.
Ce fait divers fut à l'époque d'une ampleur qu'on ne soupçonne plus guère aujourd'hui. Il n'est que de dire que la presse nationale vit ses titres changer après le jugement et la fin de Vacher, que pour publier le célèbre " j'accuse " d'Emile Zola…
A l'occasion de ce fait divers se heurtaient divers courants, les anticléricaux contre le parti de l'Eglise, les tenants de l'ordre contre les anarchistes (rappelons les attentats de Lyon, Ravachol, l'assassinat du président Carnot, l'affaire Vaillant au Palais Bourbon, etc.). Les tenants du parti de l'ordre n'étaient pas forcément tous des réactionnaires bon teint : juges et magistrats, avocats et procureurs, fussent-ils anticléricaux, avaient à cœur de défendre l'ordre et la République contre la plaie des anarchistes et de leurs bombes.
En Basse Bretagne, l'écho du fait divers se fait jour, ne serait-ce que parce que plusieurs fois il est fait état d'un voyage de Vacher en Bretagne. Profitant des caractéristiques du prévenu, les débats pour ou contre l'Eglise surtout firent rage, dans la presse au niveau local comme au niveau national. Le " Bien Public ", le " Progrès " de Lyon, surtout sa version illustrée, tous prirent part au débat et virent leurs tirages grossir.
La polémique religieuse prit un relief tel qu'un auteur, Hervé-Nicolas Pennarun, concierge au petit séminaire de Quimper, crut bon de prendre la plume et de composer un texte publié sur feuille volante, intitulé " AL LAZHER DIOUALLERIEN DENVET (…) " (le tueur de bergers) ; avec en sous-titre, " daouzek krim amsavet, deuz a seiz voarnugent tamallet " (douze crimes avoués sur vingt-sept reprochés).
C'était surtout, non pas pour défendre l'Eglise, mais pour " criminaliser " l'individu, par glissement, en faire un personnage infâme, infernal ; et par ricochet, dédouaner l'Eglise de toute responsabilité. On verra plus bas par quels procédés, quelles méthodes, l'auteur utilise le fait divers pour passer à une composition engagée, qui reste cependant dans la droite ligne des compositions sur feuille volante du XIXe siècle en Bretagne, et on verra si ce but est atteint et comment il l'est.

Introduction : du fait divers à la tradition orale
Quand on lit les feuilles volantes, on est souvent frappé par la masse de textes consacrés à des " crimes horribles " relatant avec force détails dégoulinant de sang les exactions de tel ou tel criminel, finissant en général un jour sur la guillotine, avec ou sans un repentir plus ou moins sincère et moralisateur.
On peut se borner à n'y voir que des " canards ", c'est à dire des événements appartenant au " sensationnel ", donnés en pâture au public pour satisfaire ses plus bas instincts, le goût du sang et de l'horreur, puis en profitant pour donner une morale allant autant que possible dans le sens d'un renforcement des pouvoirs établis, politiques ou religieux.
On pourrait donc se contenter de repousser ses textes avec mépris, disant que leur intérêt est faible, pour ne pas dire nul. Ce serait aller un peu vite, car d'une part dans toute chanson il peut exister un détail exploitable sur le plan documentaire ou historique. Par ailleurs, à la vue de certains textes de ce genre, on est tenté d'aller plus loin et de tenter de déceler quels ont été les cheminements depuis l'information jusqu'aux feuilles volantes, puis même le passage à la tradition orale.
Il existe un exemple très instructif à cet égard, qui me permet de parler de " va et vient " de l'oral à l'écrit, et réciproquement : le chanteur Yan ar Guen, de Plouguiel (1774-1849), composa une chanson intitulée " Recit composet a nevez var sujet eun taol vaillantis (…) " (récit composé nouvellement au sujet d'un coup d'éclat), cf. Catalogue Ollivier, n° 947A.
Il s'agit aussi d'un fait divers, daté et précis : il remonte au 3 mars1839. Une jeune nourrice traversant un bois près de Paris est abordée par un homme déguisé en prêtre. En fait il s'agit du chef d'une célèbre bande de brigands, qui l'a abordé seul, n'ayant pas peur d'elle puisqu'il s'agit d'une femme emmenant un bébé pour l'élever en nourrice. Il lui demande, mine de rien, si elle a reçu de l'argent. Elle répond oui, il la menace alors et tente de prendre l'argent et profitant d'un moment d'inattention, elle lui fend la tête d'un coup du sabre qu'il avait déposé à terre.
Yan ar Guen s'est emparé de ce fait divers, vraisemblablement en se faisant lire et traduire un journal d'époque, puisqu'il dit dans sa chanson : " … pep gir a zo skrivet war ar c'hopi gallec… ", chaque mot qui est écrit sur la copie française.
Il compose sa chanson, puis la chante devant un public. Yan est déjà un auteur célèbre, la chanson est imprimée à Morlaix chez Victor Guilmer, elle est vendue, etc. Ensuite, le cycle commence. La tradition s'empare de cette chanson, au point qu'on la retrouve actuellement, chantée en " kan ha diskan " sous le titre " ar wreg yaouank magerez " (la jeune nourrice) par les frères Morvan, dont on sait que l'essentiel de l'apprentissage est d'origine familiale, donc de tradition orale. On la trouve également, chantée en mélodie cette fois-ci, sous le même titre, par le regretté Fañch Périou, de Trégastel, décédé récemment (voir sur les cassettes audio de Dastum/Trégor).
Ceci n'est pas le seul exemple, il y en a d'autres. Le " va-et-vient oral - écrit " s'énonce donc ainsi : dans le cas d'un fait-divers par exemple, à partir d'une source écrite (journal), l'auteur compose sa chanson (écrit - oral), puis celle-ci est imprimée (passage oral - écrit), puis diffusée, chantée, et repasse à la tradition orale (2e passage écrit - oral).
Au bout de quelques années, le stade " écrit " est oublié, et la chanson apparaît comme appartenant au fonds de la tradition orale. Il arrive alors parfois qu'elle soit notée à nouveau (2e passage oral - écrit), les gens croyant de bonne foi à un relief précieux de la " tradition ", purement orale de préférence...
Cependant, grâce à cet exemple, on montre comment des passages oral-écrit se sont donc produits, dans un sens ou dans l'autre, et qu'ils ont eu lieu probablement de tout temps, de la même façon.
Le cas précédent est exemplaire. On a en effet une chanson dont on trouve trace dans les feuilles volantes, et qui est présente actuellement dans le répertoire chanté. Les faits donc sont plus anciens que dans " al lazher diwallerien denved… " qui pourtant n'est pas présent dans le fonds traditionnel actuel. Qu'il y-t-il donc de différent dans " le tueur de bergers " qui nous incite à aller plus loin ?
Plusieurs choses sont spécifiques sur cette feuille et attirent l'attention, et en font un exemple, peut-être pas unique, mais extrêmement représentatif de ce qu'il faut attendre du cheminement fait-divers - feuille volante : l'usage d'intertitres et d' " accroches " publicitaires faits pour appâter le client, spectaculaires à souhait. On analysera aussi la coloration que donne l'auteur à son récit, en effet il ne reste pas neutre et prend nettement parti.
Il y a d'autre part l'annonce d'une suite à la chanson. Or, cette suite manque : elle ne figure pas au catalogue Ollivier, et n'a sans doute pas été publiée. Ollivier mentionne lui-même en note qu'il " n'a pas trouvé cette suite " (op. cit., p. 22).
Malgré le caractère frustrant que cause l'absence de cette suite, et les raisons mystérieuses de ce manque, le bas de la feuille annonce la suite, au moyen des " intertitres " utilisés pour la première chanson, qui sont ici cités pour appâter le public, comme dans toute bonne littérature en feuilleton. Cela nous donne au moins le résumé des faits que l'auteur pensait présenter dans sa " suite ". L'ensemble de ces procédés participent à l'engagement de la composition, et en font un tout.

I Les sources.
Cela nous oblige à présenter un modus operandi, c'est à dire comment l'auteur faisait pour composer ou écrire sa chanson. Les exemples de ce travail existent, soit dans les chansons elles-mêmes, soit en interrogeant les auteurs. Dans le n°126 de Musique Bretonne, à propos de la chanson " Maleuriou ar Vro " (les malheurs du pays), datant de 1944, Thierry Rouaud évoque ainsi comment François Le Gall, l'auteur de cette chanson, utilisait un petit carnet sur lequel il notait les couplets au fur et à mesure. Ce procédé, fort simple, tombe sous le sens.
Les auteurs utilisent donc des informateurs, leur mémoire, ou des sources ; essentiellement des journaux qu'ils lisent ou se font lire et traduire. Ensuite, l'auteur arrange les informations selon le cadre qu'il s'est fixé, la progression ou le sens dramatique qu'il veut donner, et suivant les contraintes du timbre (l'air proposé pour la chanson), et les règles non écrites de composition traditionnelle, qu'il connaissait.
Dans notre cas, ici, d'ailleurs, il n'y a pas de timbre. Mais les quatrains de vers de 8 pieds imposaient un rythme. La feuille volante obéit donc à un plan précis. L'auteur, visiblement, s'est bien renseigné, soit en se référant à la presse qui ne devait pas manquer de fournir force détails horribles. Un autre détail sur les sources est évocateur : l'indication en note d'une " vie " écrite par Vacher, dont N. Pennarun dit clairement qu'il s'inspire, citée en note du couplet 7 (c : 7) :

Ar peb brassa, deuz ar werz - ma, a zo
tennet deuz he vuez, skrivet gantan he-unan.
(la plus grande partie de cette ballade-ci est tirée de sa vie écrite par lui-même)

Pennarun pousse même la complaisance jusqu'à donner le titre de l'ouvrage : " Sonjezonou Vacher " (les pensées ou songeries de Vacher). Cela ne manquerait sans doute pas de pittoresque, à le lire. Il n'est même pas certain qu'un tel livre ait été publié, on ne mentionne en 1898 que les Mémoires de Vacher, par Gustave Méry, publiées en fascicules brochés, sensationnels à souhait. Sans doute s'agit-il de cet ouvrage.
Sur le fond, parut dès 1899 Vacher l'éventreur ou la passion sadique, ouvrage collectif de E. Fourquet, A. Bérard, G. Lacassagne. Ces auteurs étaient aux premières loges, si l'on peut dire, puisque Emile Fourquet était le juge d'instruction qui avait inculpé et élaboré le dossier d'assises de Vacher, et le Pr Lacassagne n'était autre que le médecin expert chargé de déterminer, avec deux collègues, le degré de responsabilité mentale de l'inculpé. Le juge Fourquet fit d'ailleurs paraître plus tard, en 1931, chez Gallimard, son ouvrage " Vacher ", dans lequel il résumait sa position, ou plutôt ses souvenirs en rapport avec l'affaire.
On se rappelle aussi, il y a quelques années, le film de Bertrand Tavernier, " le Juge et l'Assassin ", ainsi que du livre de René Tavernier et Henri Garet, qui porte le même titre (Ed. France Loisirs, 1976).

II Les faits.
L'attention du public avait été attirée par une suite de cas exceptionnels, un meurtrier, violeur parfois, opérait dans le quart Sud-Est de la France. La presse lui donne un premier surnom, le " Jack l'Eventreur du Sud-Est ", ce qui nous connecte aux événements de Londres, en 1888. Entre temps, comme à d'autres époques, comme toujours, la presse se déchaîne, pour stigmatiser les lenteurs de la justice. Mélangeant les pouvoirs, des journaux enquêtent et livrent en pâture au public des noms de suspects. On croirait lire des faits divers récents.
A la suite du crime d'Etaules (Côte d'Or), l'assassinat d'Adèle Montureux, en mai 1895 ; la rumeur et la presse désignent un peu vite un coupable, un certain Grenier. Il appartenait au parti de la " calotte ". Pour les anticléricaux, c'est une occasion rêvée. La presse s'enflamme, des deux côtés, les uns pour dénoncer les " fils des curés ", les autres pour défendre l'honorabilité de l'Eglise. Grenier est même détenu quelques jours, presque pour le protéger en fait, et il devra finir par quitter le département pour pouvoir de nouveau être tranquille. Ce fait sera d'ailleurs utilisé par N. Pennarun dans sa chanson, dans le but de désamorcer les polémiques visant l'Eglise. On voit que la rumeur et l'acharnement médiatique ne sont pas que d'aujourd'hui…
Cependant, le juge Fourquet travaille patiemment. Il est un des premiers à établir une corrélation entre ces crimes, et à établir un portrait-robot, à partir de témoignages de personnes ayant vu cet étrange personnage, sans en être victimes. Il lance ses enquêtes, puis des commissions rogatoires, et en Août 1897, un individu correspondant au signalement est arrêté. C'est un " trimardeur ", un " chemineau ", comme on dit.
Le suspect est interrogé et est transféré début septembre à Belley (Ain), où il est entendu. D'emblée, les deux protagonistes jouent un jeu ambigu : le juge Fourquet a saisi que cette affaire pouvait lui apporter réputation et célébrité. Vacher, lui, joue soit l'idiot, soit le campagnard matois et rusé. Il ne se rend pas compte qu'en fait, il joue sa tête.
On ne connaît évidemment que peu de chose de ses motivations, il devait compter sur une sorte de renom, sur la publicité malsaine que l'on obtient devant les tribunaux. Il proteste soit de sa folie, soit de " la Providence " qui le pousse à commettre ces crimes, ce qui fait scandale dans la presse.
Sa folie provient en fait d'une déception sentimentale : dans l'armée, étant sergent, il avait eu une maîtresse, Louise Balland, qui le trahit avec un de ses caporaux. Il prend un revolver et lui tire dessus. Croyant l'avoir tuée, il se tire trois balles dans la tête. Il avait raté sa maîtresse, quitte pour la peur, et il se rate aussi, mais il en garde une paralysie faciale, et une infection chronique de l'oreille.
Ceci lui donnait sans doute une apparence étrange, redoutable, en plus des propos incohérents qu'il tenait parfois. Les balles qu'il a gardé dans la tête lui font mal, il supporte mal le soleil, et dit parfois entendre des voix. En prison, il lit la vie de Jeanne d'Arc, et se compare volontiers à elle. Il écrit un volumineux courrier, à la presse, à son ancienne fiancée, à sa famille, mêlant les incohérences et les propos dévotieux.
Devant le juge, son système de défense, si c'en est un, est basé sur le fait qu'il est " protégé par Dieu ", il s'appelle " l'anarchiste de Dieu ". Se présentant ainsi, il était lui-même bien dans l'humeur du temps, et des journaux qui font l'opinion, présentant avec force détails les attentats terribles des anarchistes.
Vacher parle des violences dont il a été victime, chez les Frères Maristes, puis à l'armée, puis à l'asile. Entre-temps, comme à d'autres époques, comme toujours, la presse se déchaîne, pour vitupérer les curés et les ordres complices de tels errements. Le séjour de Vacher chez les Frères Maristes est pour eux pain bénit, si l'on ose dire. La presse cléricale tente de réagir, disant que c'est l'école " sans Dieu " qui est l'origine de tout cela.
Le surnom donné au criminel change alors : on dépasse la dimension du " Jack l'Eventreur ". A un criminel d'une telle envergure, un nom britannique ne saurait convenir : on se base sur son palmarès, et la presse l'intitule " le tueur de bergers ". Il est intéressant de constater que c'est, mot pour mot, le début du titre de la chanson de Pennarun.
Le juge dresse la liste des crimes et en dénombre onze imputés de façon certaine à Vacher, entre 1894 et 1897. Les autres sont simplement susceptibles d'avoir été commis par lui. Le juge tient son accusé, et il ne reste plus qu'à le présenter à la cour. On sait la suite.

III Traduction des faits dans le récit sur feuille volante.
1 - La feuille volante : elle est signée " Kolaïk P. ", donc Hervé-Nicolas PENNARUN, né en 1871 à Landrévarzec, mort à Quimper en 1919. Il n'y a pas de timbre, d'indication d'air, mais la structure des couplets permettrait de chanter un air " standard " tel que " Ker-Iz ".
L'édition est non datée, mais localisée à Quimper, Rue des Boucheries, n° 18. compte tenu de l'époque, il doit s'agir des éditions De Kerangal, père ou fils. Les éditions De Kerangal, qui avaient le titre de " mouller an eskopti " (imprimeur de l'évêché), étaient bien dans la ligne de ce que faisait N. Pennarun, concierge du petit séminaire, ce qu'Ollivier a noté ailleurs pour d'autres chansons, avec le même surnom (cf. Oll. n° 19, " an dislounk tan… ", sur l'éruption de la Montagne Pelée en Martinique).
2 - Date : même si la date d'édition manque, il est tout de même possible de retrouver au moins une date de composition, en utilisant les indications trouvées sur la feuille elle même. Le premier crime de Vacher, l'assassinat d'Eugénie Delorme, est daté du 11 mai 1894 (c : 32). Au couplet d'avant, il est dit que ce crime est commis sept semaines après la " vision du diable " que Vacher a eue, le soir même où il sort des " cabanes " (les asiles de fous de l'époque), où il a été interné après son suicide raté. Or, plus haut (c : 20), Pennarun dit :

Pevar bloaz vezo n'o ket pell,
Ben an de kenta viz ebrel (…)
(Il y aura quatre ans bientôt / Au jour du premier Avril…)

Le contexte place bien cette date au présent, donc on peut dater ce récit de fin 1897 - début 1898, si l'on tient compte du fait qu'Avril est proche du début de l'année.
Ceci est confirmé, en quelque sorte, par l'annonce d'une suite à la chanson, qui indique bien que le procès est à peine commencé, et que la sentence n'est pas prononcée.
3 - la composition de la chanson : C'est un texte assez long : 60 quatrains d'octosyllabes, répartis en six parties dont les titres résument les contenus :

la jeunesse du meurtrier ; couplets 1 - 10 (10 couplets)

- au régiment ; c : 11 - 20 (10 couplets)

- le démon ; c : 21 - 30 (10 couplets)

- l'horrible rangée - dans le sens de " liste " ; c : 31 - 44 (14 couplets)

- choses épouvantables ; c : 45 - 50 (6 couplets)

- les malheurs de deux personnes honnêtes ; c : 51 - 60 (10 couplets).

La composition n'est pas déséquilibrée, elle correspond aux préoccupations de l'auteur et aux attentes du public. N. Pennarun réussit en général à grouper les différentes parties en groupes de 10 couplets. Deux font exception : le 3e, EUR RENKENNAD SPONTUS (l'horrible rangée), avec ses 14 couplets, et le 4e, TRAOU EUZUS (choses épouvantables), avec ses 6 couplets. Cela s'imposait en quelque sorte, car il fallait donner en pâture au public les crimes.
Sur les " douze crimes avoués " dont Pennarun parle dans son titre, on n'en trouve dans cette partie qu'un qui ne correspond pas à la liste dressée par le juge Fourquet. C'est l'assasinat " d'une veuve " sans précision, trois mois après le crime de Pierre Massot-Pellet.
En ce qui concerne les noms, la chronologie ou les faits, c'est plus variable. Il en est de même pour le traitement accordé à chaque crime. Certains occupent un couplet, ou la moitié d'un. A propos du troisième, l'assassinat d'A. Montureux en 1895, on note que dans la chanson le prénom est changé d'Adèle en Augustine, et que le nom est orthographié deux fois " Mortureuz ". Mis à part la " bretonnisation " du nom (du -x en -z), l'erreur d'orthographe du début peut s'expliquer d'une mauvaise lecture ou d'une coquille faisant lire un 'n' en 'r'.
Le traitement du dernier crime de la chanson est plus long : l'assassinat en mai 1897 de Claude Beaupied, " routard " comme Vacher, mais âgé de 14 ans, occupe 5 couplets. Il faut dire que ce crime fut particulièrement horrible, Vacher ayant agressé et presque décapité sa victime d'un coup de rasoir. Le corps, jeté dans un puits de maison abandonnée, fut retrouvé presque à l'état de squelette, " anter breïn ", à demi-pourri, comme dit N. Pennarun.
Ce n'était pourtant pas le dernier crime de Vacher : l'assassinat de Pierre Laurent (19 juin 1897) à Courzieu près de Lyon le suit de 5 semaines, il n'est pas signalé dans la chanson.
Ce crime qui manque, par rapport au crime supplémentaire décrit en un demi-couplet par N. Pennarun, lui permet de retomber sur ses pieds par rapport à la liste de douze crimes établie par l'accusation.
Puis suivent les " traou euzus " (choses horribles) de Vacher, qui ne sont évoquées que sur 6 couplets, sans doute par peur de provoquer ou d'abuser le sens des gens : N. Pennarun l'annonce en disant " e berr gomzou " (en peu de mots), il ne veut pas choquer les lecteurs, ou son employeur l'évêque. Les coups de couteau, les coups de dents de Vacher sont signalés, et l'auteur dissimule pudiquement le versant sexuel des crimes de Vacher, disant seulement : " hag gret viltansou n'ho c'henver ", et il a commis des vilenies à leur égard.
4 - Quelques curiosités :
Un mot rare et curieux est à signaler, c'est le mot " speç " utilisé dans le couplet 21 à propos de l'apparition de l'esprit malin. Il est présent dans le Catholicon (1499) sous l'orthographe " specc ", dérivé du latin species, qui signifie apparence, qui a le même sens, et est l'étymologie (entre autres) du mot " spectre " en Français. On le retrouve d'ailleurs sous cette orthographe, 'speç', dans " tragedien sacr " de Jan Cadec en 1651. (Cf. réédition Ed. Skol, Saint Brieuc, 1998).
Pour mémoire, ceux qui s'intéressent aux " militaria " trouveront le mot bagnetezenn pour baïonnette, au couplet 14 ; non connu des dictionnaires.

IV Du fait divers à la feuille volante : procédés et polémiques.
Faisons un retour en arrière, sur le milieu de la chanson. On a signalé comment, dès le début, la presse locale, puis nationale, s'est emparée du fait divers et que certains en ont profité pour l'exploiter dans des buts polémiques. Notre auteur, N. Pennarun, était en face, comme on dit maintenant, d'un " challenge " délicat : faire oublier ce qui avait été dit à l'égard de l'Eglise, et si possible tourner la situation à son avantage. Cela était en quelque sorte son travail, on ne peut être imprimeur de l'évêché de Quimper et de Cornouaille, et concierge du petit séminaire sans avoir de temps en temps quelque devoir à rendre à son employeur, guide des âmes de Cornouaille.
Pennarun utilise donc deux moyens : d'abord il met en scène et invente totalement une apparition diabolique faite à Vacher au sortir de l'asile. Evidemment, la cour d'assises ne s'est pas prononcée sur de tels faits, mais N. Pennarun pouvait facilement broder dessus, sachant dire ce que les gens voulaient bien entendre, et puisant dans un répertoire fantastique fécond en cette matière. Les divagations de l'accusé au tribunal pouvaient être interprétées de cette façon. Cela l'occupe sur 10 couplets, donc une partie entière de la chanson, intitulée " an drouk speret ", l'esprit du mal. Le procédé, tout spécieux qu'il paraisse, est donc parfaitement cohérent et passe bien, dans la chanson et dans les mentalités du temps.
Il laisse le lecteur, ou l'auditeur, récupérer ; puis à la fin de la liste des crimes, qui coïncide avec la fin de la chanson, la partie " Goal euriou daou zen honest " (les malheurs de deux personnes honnêtes), met en scène sur trois couplets les rumeurs, d'abord à propos d'Eugène Grenier, faussement accusé d'avoir assassiné A. Montureux, ce qui l'amena à quitter le département de Côte d'Or. Grenier était " de la calotte ", comme on disait, et là Pennarun était sur un terrain solide, puisque la rumeur qui avait couru sur Grenier était fausse. Il pouvait s'appuyer sur des faits, et donc à juste titre le plaindre et évoquer la vilenie des gens à son égard. Le deuxième cas est celui de Bannier, accusé d'avoir tué Pierre Massot-Pellet, en septembre 1895 dans l'Ardèche.
L'intéressant est que N. Pennarun utilise des sources qui font que les événements cités sont dans la presse, donc facilement vérifiables, cela donne à sa chanson un caractère de véracité qui, du coup, déteint sur toute la chanson.
On parlera plus bas des suites " traditionnelles " et concernant le monde de la chanson populaire. Sans se permettre ici de juger sur l'efficacité, les moyens mis en œuvre servent parfaitement le but poursuivi, et il est clair que quelqu'un voulant par exemple polémiquer et argumenter sur les faits présentés et leur traitement, mis à part l'apparition diabolique qui est du domaine du fantastique et de la croyance, les points présentés étaient étayés par des faits publics et des chansons, justifiant par contre-coup tout le reste, et le tour était joué.

V Procédés publicitaires, et autres, utilisés.
Revenons ici sur les accroches et procédés publicitaires utilisés. Cette chanson présente donc plusieurs caractères spécifiques, et un caractère exceptionnel ; celui d'annoncer une suite, qui n'a sans doute pas été publiée.
Le premier est l'utilisation des pieds de page pour des encarts publicitaires. Ceci est assez rare, mais non exceptionnel sur les feuilles volantes. On peut en effet citer en exemple deux cas : " ar gurunen aour digant ar pab… " (la couronne d'or donnée par le pape…), chanson publiée chez Le Goffic à Lannion, non cotée au Catalogue Ollivier, donne à la fin en note, à propos du timbre de la chanson :

Ann ton-man eo ann ton n°1 notennet e Kantiko d'ar Werc'hez, gret gant ann Otro KARIS. Kavout rer anezhe da brena e ti AR GOFFIC, e Lannion, hag e ti dimezelet TANGUY, e Gwengamp.
(cet air-ci est le " ton " n°1 noté dans les Cantiques à la Vierge fait par M. KARIS. On trouve à les acheter chez Le Goffic à Lannion et chez les demoiselles Tanguy à Guingamp).

Cet exemple est assez rare, mais significatif. Il y a mieux : dans la chanson " canaouen nevez var an hent ouarn " (chanson nouvelle sur le chemin de fer), éditée chez Haslé à Morlaix en 1866, on a également à la fin un encart publicitaire disant :

(…) é ti HASLE (…)
e pelec'h e caver bep sort levriou gallec ha brezounec, evit an offiçou
hac evit ar scoliou ; canticou evit ar retrejou hac ar missionou ;
imachou, chapeledou, medalennou, paper, liou, plum,
- etc., etc., etc. -
* 1866 *
(chez Haslé… où on trouve toute sorte de livres français et bretons, pour les offices et pour l'école, cantiques pour les retraites et les missions, images, chapelets, médailles, papier, encre, plumes, etc. * 1866* )

On voit donc bien que ce procédé, pour être rare, n'est pas exceptionnel, et ici il a la particularité de s'appliquer, disons à usage interne, c'est à dire de l'auteur pour lui-même, alors que dans les autres cas il s'agit de publicités pour d'autres produits, ou pour la maison, ou pour divers articles de piété en vente.
Les six intertitres utilisés dans la chanson sont des têtes de chapitre, annonçant et résumant le contenu. On lit ainsi : YAOUANKIZ AR MUNTRER (la jeunesse du meurtrier)

- ER REGIMANT (au régiment)

- AN DROUK-SPERET (le démon)

- EUR RENKENNAD SPONTUS (l'horrible rangée - dans le sens de " liste ")

- TRAOU EUZUS (choses épouvantables)

- GOAL EURIOU DAOU ZEN HONEST (les malheurs de deux personnes honnêtes).


Il s'agit donc de procédés publicitaires, peut-être justifiés par l'urgence de la cause qu'il fallait défendre. En effet, N. Pennarun n'utilise pas habituellement ces procédés dans ses autres chansons. Il apparaît ici que le fonctionnement est bien huilé, avec relance de l'attention quand elle faiblit, tenue du lecteur / auditeur en suspens avec un titre effrayant à souhait, etc. Mais N. Pennarun va plus loin : il annonce en effet les titres d'une suite à sa chanson, or cette suite manque au répertoire.

VI Et La suite, qui nous a manqué…
Il n'est pas excessif de consacrer une partie à cette fameuse suite, bien qu'elle nous manque, ce qui nous laisse certes une frustration, un goût d'inachevé. Les motifs de ce " manque " ne peuvent être éclaircis. Peut-on supposer que l'évêque a jugé qu'il en avait dit assez, et qu'il ne fallait pas insister ? Quoi qu'il en soit, cette absence est compensée par un petit texte donné après la fin de cette chanson, signé à nouveau " Kolaïk P. ". C'est un vrai petit résumé de ce qu'on aurait pu lire dans la suite, plus que de brefs intertitres comme dans la chanson, et permet de combler, au moins en partie, la lacune créée par ce manque :

Kavet vo an anter diveza deuz ar werz-ma, pa vezo guelet e pe du a iello an affer ; pe hen a vezo guillotinet, pe hen a vezo kemeret evit beza sod.
Voar an anter-ze vezo guelet c'hoaz kalz tud honest tamallet da veza gret krimou Vacher. - Penoz eo bet chomet ar muntrer keit all heb beza bet tapet. - He veach a dreuz douar Breiz-Izel. - Ar pez a lavar ac'hanomp. - Abred pe zivezad. - Penoz eo bet tapet evit mad. - Dirag an testou. - Ar muntrer ebarz er prizon. - Ar pez a ra evit savetei he benn. - Stad spered ar muntrer. - Meur a grim nevez anavezet. - Al lezvarn. - Petra vezo gret anezan. -- Eur gentel. KOLAÏK P.


( on trouvera la deuxième moitié de cette complainte-ci quand on verra dans quelle direction avance l'affaire ; selon qu'il doit être guillotiné, ou qu'il est considéré comme fou.
Sur cette moitié-là on verra encore beaucoup de gens honnêtes à qui il a été reproché d'avoir commis les crimes de Vacher. - Comment il a pu rester si longtemps sans être attrapé. - Son voyage à travers les terres de Basse Bretagne. - Ce qu'il nous dit. - Tôt ou tard ( ?). - Comment il a été attrapé pour de bon. - Devant les témoins. - Le meurtrier dans la prison. - Ce qu'il fait pour sauver sa tête. - L'état d'esprit du meurtrier. - Plus d'un crime nouveau découvert. - Le tribunal. - Que fera-t-on de lui. - Une leçon. )

Le " voyage en Bretagne " de Vacher pose problème, ne serait-ce que par curiosité. La mention par Pennarun dans sa suite de : " He veach a dreuz douar Breiz-Izel " (son voyage à travers les terres de Basse Bretagne) est trop succinct pour être explicite. Ceci recoupe d'ailleurs les sources qui ne sont pas certaines à cet égard. Vacher s'est vanté d'être passé en Normandie et en Bretagne, mais l'enquête n'a pas mis en évidence de crime connu par chez nous, et heureusement.
A propos de la suite du procès, il est difficile de dire si N. Pennarun savait déjà par la presse ce qui se passait au tribunal, avant d'écrire la suite à sa chanson. Le fait que le résumé indique bien " plusieurs nouveaux crimes " évoqués indique bien qu'il en savait beaucoup, à moins qu'il ne s'agisse à nouveau d'un procédé pour tenir ses lecteurs en haleine, puisqu'on a vu que la liste des crimes était pratiquement complète. La suite aurait probablement été une poursuite des procédés mis en œuvre dans cette première chanson.
Quant au reste, le tribunal, l'état d'esprit du condamné dans la prison, etc., cela n'est pas probant. Il s'agit de " clauses de style " que les auteurs de feuilles excellaient à inventer, quitte à broder, même s'ils ne savaient rien de ce qui se passe dans la prison, sachant fort bien tenir leurs auditeurs en haleine par des développements inattendus.
L'horreur des nouveaux crimes débouchant sur une " leçon " finale était bien dans l'humeur du temps, et remonte même un ou deux siècles auparavant, si l'on se réfère à la littérature religieuse : les " kenteliou " ou leçons, fréquentes dans les livres de piété.

VII Conséquences
N. Pennarun savait parfaitement comment fonctionnait le monde traditionnel de la chanson de son époque. Il est vrai que la diffusion de chansons et complaintes s'est arrêtée plus tôt ailleurs en France qu'en Basse Bretagne, du fait du barrage linguistique, cependant elle existait à l'époque, et il en fait bien état dans sa chanson :

Eur zon a voa savet dezan,
Eur zon mezuz evel houman :
Ne voar ket dont er mez he di
Heb klevet kana anezi
(une chanson fut composée sur lui / une chanson honteuse comme celle-ci / il ne pouvait pas sortir de sa maison / sans l'entendre chanter)

Ceci apparaît au couplet 58, à propos de Bannier, faussement accusé du meurtre de P. Massot Pellet. Le harcèlement à son égard comme envers sa famille, et même ses enfants, est bien mis en évidence.
Les sources font état de plusieurs chansons composées à l'époque, en Français, sur Vacher : " le crime du bois du Chêne ", à propos du crime d'Etaules (A. Montureux). Il y a aussi la " complainte de Vacher, dit Jack l'Eventreur du Sud-Est ", puis " l'assassin Vacher, le tueur de chemineaux et de bergers ", chantée sur l'air du " juif errant ", très connu en Bretagne également (c'est l'air du " Boudédéo "), puis " la grande complainte sur Vacher, le tueur de bergers ", et aussi " le tueur de bergers ", de L. Lelièvre.
Il a déjà été mis en lumière comment le titre de la chanson de Pennarun est en prise directe avec l'actualité, on en a confirmation ici dans les titres qui rappellent de près celui de la chanson bretonne. On doit signaler aussi la " Gazette rimée, complainte de Vacher ", vendue dans les foires, tout comme les chansons en Bretagne. Il est curieux de signaler qu'elle est décrite comme chantée sur l'air de " Fualdès ", qui est un air qui a aussi diffusé en Basse Bretagne, et fut très utilisé comme timbre.
Cela dépasserait de beaucoup le propos de cette étude, de traiter ici de la difficile question des timbres musicaux, de leur répartition et de leur utilisation dans la tradition, mais là encore on est en plein dedans, et dans une tradition continue ; puisque l'air de Fualdès est encore connu et chanté en Basse Bretagne, et ceci est un indice probant. Il est utilisé pour les chansons à écouter seulement, car il n'est adapté qu'à des textes de 6 vers de 7/8 pieds.
On voit donc clairement que la chanson de Pennarun est un témoignage direct de ce qui se faisait en Basse Bretagne par rapport aux faits divers, tout comme ailleurs en France, et que ce mode de traitement a persisté en Bretagne, alors qu'il a disparu depuis bien plus longtemps, ailleurs en France.

VII Conclusion
N. Pennarun était en plein dans son temps, et savait comment accéder aux souhaits de sa clientèle. Le fond comme la forme de la chanson respecte les " canons " de l'époque et du lieu. On a vu comment il a pu utiliser les arguments de polémiste, joints aux broderies et au fantastique, afin d'atteindre le double but d'intéresser le public et de satisfaire les buts de son commanditaire. L'auteur sait ce qu'il faut introduire dans son texte, sachant ce que le public attend. L'analyse permet d'aller plus loin, et de voir d'une part comment la démarche de type publicitaire est novatrice, tous les trucs d'une " démarche marketing " actuelle sont présents : appâter le client, créer une clientèle captive, tout y est.
Ces éléments modernes ne sont cependant pas sans cacher ce qui rattache ce texte à la tradition, et parfois des éléments anciens : la mention d'une " leçon " est un souvenir de la littérature d'édification qui va du XVIIe au XIXe siècle, et quant à la mention d'une apparition, avec son nom spécifique, cela remonte encore plus tôt, au Catholicon.

Bibliographie

Jan Cadec an tragedien Sacr (1651) rééd. Editions Skol, Saint Brieuc, 1998

Dastum fonds de feuilles volantes

R. Tavernier, H.Garet le Juge et l'Assassin Editions France Loisirs, Paris, 1976

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