CHANSONS EN BRETON SUR FEUILLES VOLANTES

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Les chansons en breton sur feuilles volantes, consacrées au chemin de fer

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Serge Nicolas, Musique Bretonne, n°168 (Sept-Oct 2001) http://www.dastum.com

Introduction
Il peut sembler étrange de parler ici d'une innovation technologique qui a déjà pourtant plus de cent cinquante ans, et de se poser la question des relations avec la tradition, ou les façons dont le chemin de fer a pu influencer le monde traditionnel en Bretagne, depuis plus d'un siècle ; tant la chose s'est banalisée depuis, et ne pose guère plus de questions.
Après ce moment d'étonnement initial, rappelons d'abord que le milieu ferroviaire était fertile, sur le plan culturel : dès après la dernière guerre, un mouvement de renouveau dans les pratiques traditionnelles avait lieu à Carhaix. Le bagad des cheminots de Carhaix relançait de façon décisive le mouvement des sonneurs, traditionnellement individuels, voire individualistes; et qui auraient peut-être disparu sans cela.
D'autres mouvements tout aussi intéressants pouvaient avoir lieu ailleurs sans doute. Cela nous incite à aller voir de plus près comment le chemin de fer pouvait être évoqué dans la tradition, la façon dont en parlaient les chanteurs de chansons sur feuilles volantes.
Ce qui suit ne se veut cependant pas un exposé exhaustif de tout ce qui peut concerner le chemin de fer, sur un plan technique, ni-même anecdotique. D'autres pourraient certes en parler ici mieux que moi. Il est par contre intéressant de voir comment le monde traditionnel pouvait réagir, et on verra qu'il le fit par le biais de ses chansons, à une innovation si radicale en son temps.

Gravure montrant le train impérial lors du voyage de Napoléon III, en 1858, dans les provinces de l'Ouest. N° spécial de l'Illustration, Coll.part TR

Historique
Rappelons que dès le XVIlle siècle, et même sans doute bien avant, le terme de " chemin ferré " désignait un chemin renforcé de pierres pour faciliter le roulement des chariots. L'origine du mot même de " chemin ", camminus ou caminnos, est un emprunt du Bas-Latin au Celtique parlé en Gaule.
Le " chemin de fer " en vient ensuite à désigner un chemin fait de deux files de rails métalliques séparées à distance constante par des éclisses, les traverses ; utilisé par les véhicules à traction humaine (mines), animale ou autotractés.
Inauguré en France dès 1828, le chemin de fer à traction vapeur connaît l'apogée de sa période de construction sous le Second Empire. On peut cependant observer que, lors du voyage en Bretagne, daté de 1858; l'arrivée de Napoléon III en Bretagne, décrit dans " Beach o majeste an Impalaer hag an lmpalaeres en Breiz " (voyage de leurs majestés l'Empereur et l'impératrice en Bretagne - Catalogue Ollivier n° 111); a eu lieu à Brest, par la voie maritime, il n'a donc pas eu lieu en chemin de fer, sauf peut-être pour le retour de Rennes à Paris, mais ce n'est pas noté dans la chanson.
Napoléon III a été d'ailleurs été accueilli à Brest par une aubade de sonneurs (voir la reproduction de l'estampe dans l'ouvrage monumental sur les sonneurs, Musique bretonne, Ed. Chasse Marée-Ar Men, p.103). Il n'est pas dit s'ils ont été accueilli aussi par des chanteurs de complaintes ou de Kan - ha - Diskan, mais là le barrage aurait été certainement la langue…
Par la suite, l'explosion des chemins de fer continue, en Bretagne comme ailleurs. En Bretagne, une de leurs premières missions serait d'ailleurs d'amener les grandes pierres de granit gris à Paris pour les travaux du baron Haussmann. C'était le travail des " tailleurs de pierre de l'Ile Grande "… Sujet intéressant certes, mais Yann Paranthoën en parlerait ici mieux que moi.
Cela a continué jusqu'à l'établissement de la ligne Paris - Le Mans - Rennes, les deux grandes dorsales divergeant ensuite l'une vers Brest et l'autre vers Quimper. L' " Entracte " paru récemment dans le Trégor (numéro du 28 Janvier 1999) résume bien les discussions, et parfois les polémiques qui ont pu jalonner le tracé Rennes - Saint Brieuc, puis Saint Brieuc - Brest, et l'ouverture de la ligne Plouaret - Kerauzern - Lannion en 1881, avec la polémique qui a continué depuis....
L'émigration bretonne a été une fois de plus tributaire du chemin de fer, et la Gare Montparnasse a symbolisé rapidement, avant l'être le foyer de l'avant-garde littéraire et artistique parisienne dans les années 20, le point de chute d'une petite Bretagne qui s'égrène de Paris à Versailles, Viroflay et Meudon ; comme si les compatriotes exilés répugnaient à s'éloigner trop du ruban ferré les reliant à la mère-patrie.
Un peu plus proche de nous, on se rappelle les scènes spectaculaires de " la Bataille du Rail " de René Clément, entre autres la grande scène d'action avec le déraillement, tournées vers Trégrom, entre Guingamp et Plouaret. Beaucoup de petits garçons de l'époque, à Plouaret, Vieux Marché et Trégrom se rappellent encore les scènes auxquelles ils ont été assister, avec toute la curiosité des enfants.
Entre-temps se développaient de petites lignes à voie normale ou à voie métrique. Beaucoup ont été supprimées depuis, mais leurs architectures bien spécifiques sont encore reconnaissables dans le paysage : viaducs et ponts abandonnés, routes bizarrement rectilignes, remblais, bâtiments d'architecture ferroviaire. Quelques lignes sont encore exploitées, constituant ce qu'on appelle le " Réseau Breton ", avec en particulier les lignes Guingamp - Paimpol et Guingamp - Carhaix, d'abord en gabarit à voie étroite, passées depuis en voie normale, et exploitées actuellement par la CFTA.

Perspectives
Vis à vis de la tradition, remarquons tout de même que le chemin de fer est la dernière, et peut-être la seule révolution technologique de quelque importance, prise en compte au niveau des feuilles volantes et le milieu traditionnel, si l'on excepte peut-être les bicyclettes, qui ont tout de même été de portée moindre.
Ceci était avant l'Internet, et il est important de voir quelles étaient les " ondes de choc " provoquées dans ce milieu.
Profitons-en pour saluer ici ceux qui travaillent sur le " Web ", et qui font tout ce qui est possible pour que la culture bretonne y soit présente, ainsi que la langue bretonne, au début d'un millénaire où notre culture gardera sa place.

Sources
Il y a beaucoup de chansons de métiers dans les grandes collectes historiques: marins, meuniers, soldats, etc.; mais il n'y en a pas de consacrées au chemin de fer. Certaines de ces collectes étaient certes trop précoces pour s'y intéresser (Penguern, La Villemarqué), d'autres trouvaient ce sujet trop moderne.
Le Braz en parle dans " la Terre du Passé ", (En Trégor, l'Agonie d'un culte, III) ; il n'apprécie pas ceux que le chemin de fer amène avec lui : il parle des " amateurs de petits trous pas chers " et des " touristes ", avec ou sans " kodak ", qui sévissaient dans les pardons et processions... Avec le temps, le caractère polémique du débat s'est atténué. Que dirait Le Braz s'il voyait de nos jours le TGV ?
Quatre textes sur feuille volante ou chansons de quelque importance peuvent être relevés sur ce thème, plus un texte plus secondaire, et une chanson vannetaise :

Canaouen nevez var an hent ouarn 0ll. 166
An hent houarn, de P. Proux (dans Oberoù Klok, pièce 37, p.73)
Groeg ar cheminod 0ll. 632
Canaouen nevez var sujet al labouriou pere zo comprenet var an hént bras houarn eus Vrest da Sant Briec 0ll. 1125, (manque dans le fonds Dastum)
Texte secondaire :
Chanson nevez voar sujet ar mecaniko 0ll. 290-506 Fonds Dastum

Il faut donc y rajouter, dans les fonds vannetais, " 'r zonnen-ma a zo zawet… " (cette chanson-ci est composée…) dans les " chansons populaires bretonnes " de Le Diberder.

Notes sur ces chansons
On a l'impression souvent qu'il s'agit d'un thème traité non pas par dessus la jambe, mais souvent de façon incidente, sans trop y faire attention.
Analysons texte par texte les renseignements donnés :


1-canaouen nevez var an hent ouarn (chanson nouvelle sur le chemin de fer)
(0ll.166, CV. V. 1. f° 84)

Edition datée de 1866, auteur : Le Hir; qui s'intitule fièrement " soldat au 91e de ligne " et qui, dans la dédicace du dernier couplet se dit " malade à l'Hôpital de Quimper ".
Il parle du chemin de fer en tant qu'invention récente, apportée il y a 30 ans par les Anglais, ce qui nous positionne donc bien vers 1830.
Sa chanson est axée sur le commerce et la concurrence que le chemin de fer apporte aux autres moyens de transport.
Page 7, le chemin de fer est appelé " marc'h du " (cheval noir). A la fin, une curieuse allusion au photographe Nadar, venue ici en rime avec Icare, évoque une autre invention marquante du XIXe siècle, la photographie ; qui va bouleverser les média de l'époque.
Voici les deux derniers couplets de la chanson, parlant de Nadar et d'Icare, suivis de la signature, le large paraphe de l'éditeur, et en pied de page un entrefilet publicitaire, assez rare, comportant la date d'édition :

2 - An hent houarn (le chemin de fer) de P. Proux, Oberoù Klok, pièce 37, p.ZZ
C'est une chanson qui, en quelque sorte, prolonge celle de Luzel (cf. infra), en abondant dans son sens. Prosper Proux la dédie d'ailleurs à F. Luzel. Elle est divisée en deux parties, dont la première (8 couplets) voit chaque couplet consacré aux maux divers et variés qu'a causés le chemin de fer, d'emblée assimilé au Malin, puis causant tous les maux possibles, aux charretiers et postillons, aux aubergistes et hôteliers, aux maîtres et nobles, aux paysans et aux pauvres aussi, aux voisins et aux fiancés.
La 2e partie (5 couplets) comporte des allusions aux biens rapportés par le chemin de fer: surtout l'or et l'argent, mais aussi l'orgueil, la consolation des veuves et vieilles filles (allusion étrange si l'on se réfère à ce que dit Luzel ... ).

An hent houarn fut publié la première fois dans "Bombard Kerne" en 1866

Texte intégral (format pdf, 117Ko)


Trois couplets inédits, à la fin, trouvés dans Taldir, beaucoup plus " littéraires ", parlent de façon beaucoup plus malveillante, accusant le chemin de fer de voler les habitants de Basse Bretagne pour les envoyer loin du pays natal, allusion directe à l'émigration. Mais le poète se rassure :

" Mar kanan c'hoaz, evn divroed
en yezh Breizh me gano bepred "
Si je chante encore oiseau exilé,
dans la langue de Bretagne je chanterai toujours

Cette allusion évoque sans doute les essais de carrière à Paris que Prosper Proux, " evn divroet ", c'est à dire oiseau émigré ; mena plusieurs fois, et qui le conduisirent sans doute à prendre souvent le train.

3 - Groeg ar cheminod (la femme du cheminot) (0ll. 632 CV V.2. f° 71)

Texte intégral (format pdf, 87Ko)


Non datée, signée de Luzel; c'est une chanson légère, qui conte l'histoire d'une fille pauvre qui méprise ses congénères et se marie avec un cheminot appelé " limousinod ", le limousin, qui la bat, boit et part en la laissant enceinte !

La fin est un avertissement des jeunes filles contre les étrangers, français, cheminots et autres, bien habillés et trop jolis pour être honnêtes.

4-Chanson nevez voar sujet ar mecaniko (chanson nouvelle au sujet des machines) 0ll. 290-506 Fonds Dastum
C'est une chanson signée Lucas Guyomarc'h, qui ne parle que des machines à battre le blé. Elle se situe dans la lignée de chansons, peu fréquentes mais présentes tout de même dans les fonds, faisant état des préoccupations sociales et des conséquences néfastes du machinisme sur l'emploi.

Elle est à situer dans le groupe des chansons servant à " encadrer " en quelque sorte les mutations technologiques, en en dénonçant les côtés néfastes. A chaque époque ses polémiques…

5-Canaouen nevez var sujet al labouriou pere zo comprenet var an hent bras houarn eus Vrest da Sant Briec (chanson nouvelle au sujet des travaux compris dans la le grand chemin de fer de Brest à Saint Brieuc) (0ll. 1125)
Malgré des recherches, il a été constaté que cette chanson qui aurait sans doute apporté des renseignements importants ; vu son titre, et son importance (44 couplets de 4 vers) ; manque, hélas, dans le fonds Dastum, ainsi que dans d'autres fonds explorés.
On peut noter d'après Ollivier qu'elle n'est présente que dans le fonds F. Vallée à St Brieuc, et c'est peut-être une explication de la rareté de cette feuille. Une note importante de fin de feuille donne cependant des renseignements non négligeables sur l'auteur (Cf. Ollivier, p. 257) : " Yvon Mallégol, he hano, dec vloas ha tri-ugent so, hac en deus y composet en eur vala couez gant eur mecaniq; domistiq gant Pêr Calvez, ê commun Guimiliau, ê milin Kervalanec ".(Yves Mallégol, de son nom, il y a 70 ans, l'a composée en moulant du tan (ou du linge ?) , domestique chez Pierre Calvez [ou Le Calvez], dans la commune de Guimiliau, au moulin de Kervalanec). Ces indications pourraient probablement servir à une recherche intéressante en Léon...

6 - " 'r zonnen-ma a zo zawet… " (Cette chanson-ci est composée…)
issue des " chansons populaires bretonnes " de Le Diberder. Texte dactylographié, avec musique notée en tête. Cette chanson des fonds vannetais évoque, dans une thématique proche de Luzel, une jeune fille, Hélèn er Gouriellèg, qui quitte son pays, et va même jusqu'en Allemagne, elle en revient fort désolée, et conclut que la vie qui consiste à accompagner la vie du chantier de chemins de fer ne vaut rien… Cette chanson a été recueillie à Plouay, le 28 janvier 1912, la date expliquant sans doute les allusions malveillantes à l'égard de l'Allemagne.
(l'orthographe est celle de la feuille) :

'R zônnèn-ma zo zawed aziar ur Breton fal,
zo zawed er blé-man de bôtrèd en hènt-houarn

Na pôtrèd en hènt-houarn e zo pôtrèd vaillant,
E laqua ou mèrchow partout lèh ma quérhant.

Ha dihoallet, mérhièd, dihoallet, mar caret,
Quèr pôtrèd en hènt-hoarn (sic) a dreissa er mérhièd
(…)

Un peu de terminologie
Dans son ouvrage de 1894, " Les travaux publics et les mines, dans les superstitions populaires ", P. Sébillot parle, p. 265; des différentes appella-tions du chemin de fer : chars de feu, et plus loin en Breton " ar c'harr ru " (le char rouge), et " tan marc'h " (étalon de feu). Ceci confirme directement le " marc'h du " (cheval noir) évoqué dans sa chanson par Le Hir, et nous rappelle le " cheval de feu " des Indiens Apaches, Cheyennes et Navajos.
Le " cheval noir " aura d'ailleurs une carrière qui se prolongera: " marc'h du " ou " marc'h houarn " (cheval de fer) en viendra un peu plus tard par analogie à désigner les bicyclettes. " Marc'h du " aura aussi une carrière plus curieuse, puisqu'il viendra, par similitude, à désigner le marché noir pendant la dernière guerre (cf. la chanson " Kanouen ar Marc'h du " [chanson du marché noir] de René le Gac). Il s'agit d'une similitude phonologique entre " marc'had du " (marché noir) et " marc'h du " (cheval noir), par élision d'une syllabe.
Dans son ouvrage, P.Sébillot cite plus loin (p.270), Brizeux et la Revue de Bretagne et de Vendée (Année 1891), avec un texte mettant en scène St Tugdual et St Yves venant lutter contre le chemin de fer !
Actuellement, l'expression hent houarn est certes bien utilisée, ainsi que le terme de cheminod, emprunté au Français, quoique prononcée différemment, puisque la terminaison en -d, renforcée en -t, est fortement accentuée.

Conclusion
Il est curieux de mettre en évidence comment une innovation technologique aussi fondamentale en son temps, a pu être soit ignorée, voire suspectée; avant d'arriver à être de nos jours banalisée à souhait.
L'intérêt était de voir comment le milieu traditionnel se saisissait de cette question et la digérait en quelque sorte, en utilisant des néologismes ou des expressions calquées, ces expressions elles-mêmes venant ensuite à vivre et se modifier pour leur propre compte.

S.Nicolas
Association " Skodenn "

Remerciements à Yann Le Meur, de Moréac, qui m'a communiqué la chanson de Le Diberder.

Bibliographie

Dastum fonds de feuilles volantes

J.Ollivier Catalogue bibliographique de bretonnes sur feuilles volantes, Le Goaziou, Quirnper, 1942.

P.Proux Oberoù klok, Preder, Kaier 187-188, Genver-C'hwevrer 1975.

P.Sébillot Les travaux publics et les mines, dans les superstitions populaires,
Paris, J. Rothschild, 1894; rééd. G.Durier, Neuilly, 1979. [voir le Ch. III sur les chemins de fer] Musique Bretonne, histoire des sonneurs de tradition (ouvrage collectif) Editions le Chasse Marée - Ar Men, 1996

Le Trégor " Le rail trégorrois prend vie en 1881 ", Entracte, p. 27, numéro du 28 janvier 1999.


Quelques sites Internet relatifs au chemin de fer en Bretagne


Histoire des chemins de fer en Basse-Bretagne : Construction de la ligne Morlaix - ROSCOFF
http://www.multimania.com/mrrosko/ligne-sncf.htm

Petite Histoire duTrain Paris-Brest
http://perso.wanadoo.fr/kerprich-ar-mor/train/Paribrst.htm

La ligne de Paris à Brest, la ligne de chemin de fer départementale...
http://www.mairie-saint-brieuc.fr/decouverte/ponts/Parisbrest.htm

Historique de l'arrivée du train en Bretagne SUD
http://elegoff.free.fr/

Musée du rail de Dinan
http://www.museedurail-dinan.com/Pages/sommaire.html

Site personnel d'André Quintanar avec une partie sur le Réseau Breton
http://w3.teaser.fr/~aquintanar/rb-img.html

Association des Chemins de Fer des Côtes-du-Nord
http://www.trains-fr.org/cdn/index.html

Le Réseau Breton depuis 1893
http://perso.wanadoo.fr/roland.arzul/rb/


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