CHANSONS EN BRETON SUR FEUILLES VOLANTES

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Cet article de Bernard Lasbleiz traite d'une chanson publiée il y a près de deux siècles sur feuille volante et qui est toujours chantée avec quelques modifications mineures par Valentine Colleter.

AR SPILHENN (l'épingle)

Une ébauche de folklorisation

Bernard Lasbleiz, Musique Bretonne, n°166 (mai-juin. 2001) http://www.dastum.com

Parmi les chansons sur feuille volante publiées au début du siècle, il en est relativement peu qui soient encore chantées aujourd'hui. C'est pourtant le cas de la chanson de l'épingle, Ar Spilhenn, qui a traversé deux siècles en subissant quelques transformations pour parvenir jusqu'à nous.

L'auteur de cette chanson est un prêtre léonard, l'abbé Yves-Marie Le Roux, né en 1760 à Saint-Thégonnec à quelques kilomètres de Morlaix. Réfugié à Jersey puis en Espagne durant la Révolution, il rentre en Bretagne au moment du Concordat et prend la direction de la paroisse de Commana. Il meurt à Saint-Pol-de-Léon en 1837. Ollivier (1) nous dit que sa chanson devint rapidement très populaire mais ne précise pas la date de sa création.

Versions imprimées et manuscrites

Ar Spilhenn a connu trois éditions sur feuille volante. La plus ancienne a été publiée par Guilmer à Morlaix, très probablement entre 1820 et 1834. Cette version qui est sans doute la plus proche du texte original de Le Roux comporte 120 vers groupés en 20 couplets (n°89A du catalogue Ollivier). Une seconde édition est réalisée à Lannion chez Le Goffic entre 1848 et 1864 (n°89B) et enfin une troisième, beaucoup plus courte (9 couplets - non mentionnée par Ollivier), est imprimée chez Le Goaziou à Morlaix au début de notre siècle. Ajoutons que la Paroisse Bretonne de Paris reproduira cette dernière édition, avec commentaires et traduction, dans son numéro 5 daté de 1908 (2).
Parallèlement, on retrouve un certain nombre de textes manuscrits d'Ar Spilhenn dans les grandes collections rassemblées au XIXème siècle, comme celles de Lédan, Milin ou Luzel (il s'agit d'une traduction en français pour ce dernier). Enfin, un autre manuscrit du XlXème siècle appartenant à la famille de Claude Sterckx a été reproduit dans un article du Bulletin de l'amicale des Bretons de Belgique en 1978 avec des commentaires de Gwennolé Le Menn (3). Ces versions manuscrites semblent avoir été réalisées à partir de la feuille volante la plus ancienne, celle de Guilmer. Seules les orthographes diffèrent.
Toute cette abondance de traces écrites au siècle dernier et au début du nôtre démontre à l'évidence la grande popularité de cette chanson. Manifestement l'abbé Le Roux avait visé juste en composant 120 vers sur un sujet aussi ténu qu'une tête d'épingle. La gageure que représentait cette composition a suscité l'intérêt des imprimeurs qui savaient le peuple bas-breton amateur de ce genre de défi.

La musique

Aucune des éditions sur feuille volante n'indique de timbre pour Ar Spilhenn. Mais la Paroisse Bretonne de Paris publie un air pour accompagner la chanson. Nous le reproduisons plus loin.
Sur une copie de la feuille volante la plus ancienne (Guilmer) déposée à Dastum, à Rennes, un brouillon de musique a également été griffonné sur l'avant-dernière page. Il est difficile à interpréter car il s'agit d'une ébauche dépourvue d'indications rythmiques et, qui plus est, notée sur quatre lignes (comme les cantiques) sans clefs. Nous avons tenu malgré tout à la reproduire également ici. L'exemplaire de Dastum porte le nom de celui à qui a appartenu cette feuille volante. Il s'agit d'un ecclésiastique bien connu pour ses compositions de cantiques : Jean Guermeur (1896-1967) d'Irvillac qui fut, soulignons-le, curé de Saint-Thégonnec, paroisse natale de Le Roux. Il y a donc quelques chances pour que cette notation mélodique sommaire soit de sa propre main.


Ces deux transcriptions musicales ont un air de famille et leur comparaison avec l'interprétation de Valentine nous amène à penser qu'il s'agit de variantes d'un même motif musical. Car pour apprécier la mélodie et le texte de cette chanson, rien ne vaut l'écoute de Valentine Colleter (4). En effet, deux siècles après sa création, la chanson de l'abbé Le Roux est encore chantée près de sa région d'origine.


Valentine

Valentine (née Chequer à Scrignac en 1918) est surtout connue comme une grande chanteuse de kan ha diskan, mais elle possède aussi un important répertoire de kan a boz où figure Ar Spilhenn. Toutes ses chansons, Valentine les a apprises auprès de sa mère, Maryvonne Thépault, née en 1862, qui ne savait ni lire ni écrire et qui tenait elle-même tout son répertoire de ses parents. Elle chantait souvent et notamment au cours des veillées où l'on faisait cuire la potée des cochons. C'est au cours de ces veillées, tout en tricotant, que Valentine apprenait. " Mamm a gane, ha me a ziskane ", nous précise-t-elle, sans jamais éprouver le besoin d'écrire ce qu'elle entendait. La version d'Ar Spilhenn qu'elle chante encore aujourd'hui est plus courte que les versions imprimées. Elle semble proche de la version à 9 couplets publiée à Morlaix (et l'on pourra s'en faire une idée avec la copie de la feuille volante, ci-après) mais présente également quelques détails que l'on ne trouve que dans les versions plus anciennes de 20 couplets.

Folklorisation

On sait aujourd'hui, après les travaux de Patrice Coirault, que les chansons traditionnelles (que Coirault appelle folkloriques) ne naissent pas telles mais qu'elles le deviennent au terme d'un long processus de folklorisation, fait d'oublis et de créations, qui en modifie et multiplie les formes. Ar Spilhenn, interprétée par Valentine Colleter, nous donne un excellent exemple de la façon dont peut s'élaborer ce processus en l'absence de toute référence à l'écrit :

Les premiers vers sont pratiquement les seuls à demeurer inchangés (si ce n'est "lopad" pour "loummad", peut-être sous l'influence du français "lampée"). Il faut dire que cette introduction était déjà un cliché utilisé dans d'autres chansons, comme par exemple celle-ci, qui lui ressemble comme deux gouttes... de cidre! " M 'am ije eur bannach gist, hanterleiz eur werenn Me 'm ije compozet eur zôn, ha canet eur ganaouenn. "(Extrait de chanson recueilli par Anatole Le Braz en 1890) (5).

Certains couplets sont recomposés : le couplet 2 est une refonte des n°2 et 3 de la feuille volante.
Certains termes trop locaux sont modifiés : Le "bernidenn" (corsage) de Saint-Thégonnec devient la "kornettenn" (coiffe) de Scrignac (couplet 3).
La structure strophique est bouleversée par endroits : 4 vers au lieu de 6 aux couplets 5 et 6. Cette anomalie ne trouble nullement la chanteuse qui adapte la ligne mélodique en conséquence. C'est à ce trait, à mon sens, que l'on voit que la tradition orale s'est réellement approprié la chanson.
La rime peut être altérée pour devenir simple assonance: "gwenn" avec "komanset" au couplet 1.
Le vocabulaire est parfois actualisé, avec l'introduction de mots français comme "artizan" au couplet 4.
Un ou plusieurs vers sont répétés pour combler un oubli : "Barzh en pep bro..." (couplet 2)
Certains couplets sont supprimés, de nouveaux sont rajoutés : c'est le cas du dernier qui est entièrement dû à la fantaisie créatrice de Valentine Colleter.

On voit donc que la transmission orale s'étalant sur plusieurs générations et dans l'ignorance totale du texte imprimé perturbe singulièrement la logique de la composition littéraire et donne à notre chanson quelques tournures qui la rapprochent de la chanson traditionnelle. On peut sans doute parler, dans ce cas, d'ébauche de folklorisation (6).

(1) Joseph Ollivier, La chanson populaire bretonne sur feuilles volantes, p. 320
(2) Toutes ces versions sont disponibles à Dastum-Rennes.
(3) Je remercie Gwennole Le Menn pour m'avoir fait parvenir une copie de cet article.
(4) Valentine Colleter interprète cette chanson sur une cassette auto-produite réalisée vers 1990 (Valentine : Gwerzioù ha Melodioù, enregistrement An alarch)
(5) Les premiers carnets manuscrits de Le Braz, d'où ces deux vers sont extraits, ont été transcrits pour une thèse de doctorat par Alain Tanguy. UBO Brest 1997.
(6) On pourra consulter, à ce sujet, l'étude que consacre Daniel Giraudon aux "feuilles volantes et folklorisation à la page 224 de sa thèse de doctorat (UBO Brest 1982).

Ar Spilhenn - version chantée par Valentine Colleter

 Mar mije ul lopad gwin gwenn
Betek hanter va gwerenn
War beg ur spilhen e rafen
Ur chanson keit hag ur walenn
Evet eo lopinad gwin gwenn
Ar son man 'zo komañset

'Barzh en pep bro, en pep amzer
Ar spilhoù 'zo neseser
Na spilhoù braz, na spilhoù kren
Na spilhoù begoù melen
'Barzh en pep bro, en pep amzer
Ar spilhoù'zo neseser

Pa 'a Janedig d'an dañsoù
Eo ret de'hi kaout spilhoù
Spilhoù a vo 'n he davañger
Ha kemen all 'n he mouchouer
'Barzh 'n 'he c'hornetenn a laka
Spilhoù, spilhaou hep kontah

Nag'a benn ober ur spilhenn
Eo ret kaout tri artizan
Un nombr a dud a zebr bara
Na n'ouzon ket an dra se

Un anehe a daillo an hed
Egil' all roi ur gurunenn
Egile gant ar maen higolenn
A lemmo beg ar spilhenn

Bremañ'zo kalz a chanchamant
En barzh mesk ar re yaouank
Ur chupenn ler, ur bragoù berr
'Barzh 'n ho beg ur sigaretenn
Un oto ru pe unan wenn
Evit monet da bourmen

 Si j'avais un coup de vin blanc
Jusqu'à la moitié de mon verre.
Sur le bout d'une épingle je ferais
Une chanson de la longueur d'une aune
Le petit coup de vin blanc est bu
La chanson est commencée

Dans tous les pays, en tous temps
Les épingles sont indispensables
Des grandes épingles, des moyennes
Des épingles au bout jaune
Dans tous les pays, en tous temps
Les épingles sont indispensables

Quand Jeannette va à la danse
Il faut qu'elle ait des épingles
Elle en aura dans son tablier
Comme dans son châle
Dans sa coiffe elle met
Des épingles, des épingles sans compter

Pour fabriquer une épingle
Il faut trois artisans
Beaucoup de gens qui mangent du pain
Ne savent pas cette chose là

L'un d'entre eux découpera la longueur
L'autre fera la couronne
L'autre avec sa pierre à aiguiser
Aiguisera le bout de l'épingle

Il y a maintenant beaucoup de changement
Chez les jeunes
Un blouson de cuir, un pantalon court
Une cigarette au bec
Une voiture rouge ou une jaune
Pour aller se promener

Version sur feuille volante publiée par Le Goaziou à Morlaix (Coll.part TR)


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